Copie de: http://www.soz.unibe.ch/forschung/ii/

Réseau de recherche "individualisation et intégration"

 

Agriculteurs et éleveurs du Jura Suisse
devant la modernité:
réseaux "traditionnels" de solidarité
et intégration sociale

par Yvan Droz

 

Résultats préliminaires et esquisse d'analyse


En premier lieu, nous avons harmonisé le cadre théorique des quatre projets de recherche. Ce travail ne s'est pas fait sans difficulté puisque l'origine ethnique et théorique des membres du groupe de recherche est fort diverse, ce qui conduisit à des débats vifs et enrichissants sur la sociologie allemande et son penchant évolutionniste, sur le débat entre Habermas et Bourdieu, sur l'individualisme et le holisme méthodologique, sur la définition de la sociabilité ou du lien social, etc.
En second lieu, il était important de survoler la littérature sociologique et anthropologique afférente à l'agriculture européenne et de compiler les textes concernant les paysans jurassiens. Puis, nous avons entamé la phase d'observation participante dans deux exploitations agricoles. Avant d'approcher les aspects politiques et économiques, il nous semblait nécessaire d'appréhender 'de l'intérieur' les pratiques sociales paysannes et de comprendre le fonctionnement des exploitations agricoles. Il nous a donc paru indispensable de construire une image 'indépendante' de la réalité paysanne.
En dernier lieu, nous avons effectué quelques entretiens semi-directifs avec des agriculteurs et quelques entretiens avec des responsables politiques ou associatifs. Une synthèse de la littérature, associée à une description minutieuse des pratiques agricoles ont permis d'ébaucher une première analyse et de rédiger un premier texte de synthèse.

L'agriculture, suisse et européenne, vit une période de changements fondamentaux qui prend la forme d'une très nette diminution des entreprises agricoles et ce processus va s'accélérer ou tout au moins continuer. Nous assistons donc à une profonde mutation des entreprises agricoles familiales qui voient leur revenu diminuer et leur autonomie socio-politique disparaître rapidement.

En raison de ces fortes contraintes, il n'est plus possible aujourd'hui de devenir paysan, tout au plus est-il encore possible de le rester. Rester paysan signifie reprendre l'entreprise familiale et bénéficier du soutien des membres de la famille (parents et collatéraux), condition sine qua non à la reproduction de l'entreprise agricole. Le rachat aux parents bénéficie du soutien de la Confédération et de la famille. En effet, une entreprise agricole ne peut être vendue à un descendant à sa valeur marchande (terres, bâtiments, bétail et chédail): sa valeur est donc sous-estimée, avec l'accord des collatéraux, pour qu'une reprise soit possible. Les parents remettent leur patrimoine à bas prix et se départissent de leur autorité, tout en continuant à travailler comme 'journalier agricole à temps partiel' sur l'exploitation de leur descendant ; le repreneur s'endette considérablement pour acheter l'entreprise à ses parents et assume les risques d'une modification de la politique agricole fédérale; ses collatéraux acceptent d'abandonner tout ou partie de l'héritage auquel ils auraient pu prétendre. L'accord de tous les membres de la famille patrimoniale est indispensable au maintien d'une dynastie paysanne. D'ailleurs, le sacrifice du successeur qui se donne corps et âme à l'exploitation n'est pas le moins lourd, ce qui explique que de nombreuses fermes n'ont pas de repreneur dans la famille. Les conditions économiques dans lesquels se trouvent les entreprises familiales laissent apparaître le spectre de l'auto-exploitation. En effet, l'agriculteur ne peut assumer seul l'ensemble des activités agricoles. Le soutien de son épouse est indispensable à la bonne marche de l'exploitation, tout comme celui de ses enfants ou de ses parents. La famille patrimoniale joue donc un rôle essentiel dans la reproduction de toute entreprise agricole. Les cent vingt heures hebdomadaires nécessaires pour mener à bien les activités agricoles d'une exploitation de taille moyenne sont donc réparties sur plusieurs personnes. D'un point de vue économique, on peut estimer que toute entreprise agricole familiale comporte au moins deux emplois à plein temps, i.e. soixante heures hebdomadaires. Dans les conditions actuelles, il est difficile de mieux organiser les activités productives des entreprises agricoles que nous connaissons. L'organisation des activités laisse ainsi bien peu de marge à une augmentation des revenus provenant d'une hypothétique diversification.

Parler de dynastie paysanne pour définir les réseaux familiaux des entreprises agricoles n'est pas un simple jeu de langage, car une exploitation se doit d'être épaulée par les autres fermes de la famille étendue. Si la famille vit de l'agriculture depuis plusieurs générations, les cousins, grands-parents ou beaux-parents possèdent souvent une ferme. Parfois, celle-ci n'est plus exploitée mais reste le domicile des membres de la famille. Dans ce cas, les terres agricoles sont louées, parfois à bas prix, au cousin qui exploite une ferme, ce qui lui permet d'atteindre la taille critique qui autorise la survie d'une exploitation agricole. L'existence d'une ou de plusieurs fermes inexploitées dans la famille étendue présente d'autres avantages : mise à disposition d'un rural pour entreposer certaines machines, 'coups de main' des agriculteurs à la retraite, mise à disposition du réseau d'information et de relations sociales des anciens agriculteurs. Bref, le capital prestige accumulé par les générations passées de la famille étendue - ce que nous pourrions nommé son capital agricole - se trouve aujourd'hui concentré sur la personne du repreneur de l'exploitation familiale encore en activité. Les réseaux familiaux ne se limitent pas à la famille patrimoniale et s'étendent à l'ensemble de la parentèle. Ainsi, nombreuses sont les épouses d'agriculteurs qui proviennent de familles paysannes ou dont un membre de la famille est agriculteur, ce qui permet de renouer d'anciennes alliances ou d'en créer de nouvelles. La belle-famille de l'agriculteur est certes moins présente que la famille patrimoniale en raison de la virilocalité. Il n'en reste pas moins qu'elle joue un rôle important dans l'extension des réseaux à disposition du responsable du domaine et donne lieu à de nombreux échanges de services. Dans une société cognatique, le mariage est également un moyen d'étendre la parentèle et de reproduire un 'vaste réseau de parenté et d'alliance', gage du maintien du domaine au sein de la parentèle. Ce point mériterait d'être approfondi, car la logique des systèmes à parentèle jurassiens pourrait se voir modifiée lorsqu'un seul descendant reprend l'ensemble des domaines. Nous serions alors peut-être en présence du passage à un système à maison où les collatéraux se 'sacrifient' pour autoriser la reproduction du domaine.

Si l'appartenance à une dynastie paysanne déploie des effets notables au sein du voisinage ou de la région, ceux-ci ne sont pas anodins à l'intérieur de l'exploitation. Ainsi, travailler avec son père ou son grand-père n'est pas dénué de tensions... surtout lorsque le fils est devenu le responsable de l'exploitation! La relation entre le successeur et le succédé est parfois - souvent? - conflictuelle en apparence. Père et fils, grand-père et petit-fils se connaissent trop bien, tant pour se fâcher durablement que pour collaborer totalement... Le successeur affirmera et affichera son autorité, il 'fera le chef' pour correspondre à l'ethos du libre entrepreneur paysan - seul maître à bord après la météo - qu'il croit incarner. Le succédé attendra que jeunesse se passe et admirera secrètement la détermination de son descendant... pour autant que ce dernier reste à l'écoute des remarques avisées du 'journalier agricole à temps partiel' qu'est soudain devenu le succédé. Il n'est pas rare qu'à la suite d'une forte altercation le jeune chef d'exploitation se rallie à l'avis de son journalier agricole et néanmoins père ou grand-père. Certes, il taira cette trahison bénigne à l'idéal de soi qu'il croit devoir atteindre et ne reconnaîtra pas son erreur de vive voix. En revanche, la sélection génétique du troupeau est la chasse gardée du jeune agriculteur, formé aux techniques modernes dans les écoles cantonales. Il déterminera le choix de ses bêtes et sélectionnera après de longues réflexions la semence qui convient à telle vache. Ces connaissances ne participent pas du savoir des succédés et le jeune chef d'exploitation aura tout le loisir de régner sans partage sur l'écurie. Toutefois, il saura faire appel au toucher du grand-père pour vérifier si une vache est portante, sans appeler le vétérinaire. Ainsi, la collaboration intergénérationnelle quotidienne permet de transmettre, non sans tensions, les micro-savoirs accumulés par les membres de la dynastie familiale. La disponibilité du savoir des ascendants et de leurs réseaux sociaux peut jouer un rôle crucial lors de la prise de décisions parfois lourdes de conséquences pour l'exploitation (quand faucher? quand appeler le vétérinaire? etc.).En accord avec les choix de la politique agricole de ces dernières décennies, l'exploitation agricole dominante dans l'arc jurassien reste donc une entreprise familiale qui repose sur l'implication de l'ensemble de l'unité domestique, mais demeure dépendante de la famille patrimoniale. En effet, selon les saisons et les moments de la journée, le travail des parents et des descendants est indispensable à la reproduction de l'exploitation agricole. Sans ces 'coups de main' - parfois intermittents mais souvent quotidiens -, la surcharge de travail qui affecte l'unité domestique conduirait rapidement l'exploitation à sa perte. En outre, maintenir une entreprise agricole en activité suppose l'accord de l'ensemble des collatéraux, qui renoncent à une part de l'héritage pour permettre à l'un d'eux de reprendre l'exploitation et de reproduire la dynastie familiale.

Cette description et cette esquisse d'analyse se fonde sur l'évolution récente de l'agriculture suisse et amène quelques remarques peu optimistes qu'il s'agira d'expliquer dans la suite de la recherche. Mais nous tenons à rappeler que, jusqu'au début des années nonante, le pessimisme n'était pas de mise au sein du monde paysan. En effet, la politique agricole helvétique garantissait à l'agriculture un revenu comparable à celui obtenu dans d'autres branches économiques.

Mais aujourd'hui, l'agriculture européenne s'est fait rattraper par la dégradation des termes de l'échange. Ce mécanisme qui a affecté le prix des matières premières des pays du Sud touche aujourd'hui les agricultures des pays du Nord. S'agit-il d'une évolution inéluctable, d'une paupérisation du secteur agricole ou faut-il voir dans cette dégradation de la situation une adaptation transitoire au contexte économique international, comme veulent le penser les chantres de la mondialisation?

  1. Travailler dans l'agriculture n'est pas rentable économiquement, car beaucoup de travail et la collaboration de l'ensemble de la famille ne garantissent plus aujourd'hui qu'un maigre revenu. Pourtant nombreux sont les agriculteurs qui restent très attachés à leur profession et qui ne la quitteraient pour rien au monde.
  2. Une entreprise agricole ne peut être considérée comme une petite entreprise indépendante, puisque plus de la moitié de son revenu provient de subventions fédérales. Le paysan est aujourd'hui fonctionnaire à mi-temps et libre entrepreneur à mi-temps. Pourtant la plupart des agriculteurs se considèrent comme libres et indépendants à plein temps et pensent n'avoir de comptes à rendre à personne : ils sont chez eux sur leur domaine et personne ne viendra leur dicter ce qu'ils ont à faire... sauf les directives administratives.
  3. L'entreprise agricole familiale fonctionne à la limite de ses possibilités matérielles : il n'y a plus de temps à disposition pour diversifier les activités et il n'est que difficilement possible d'améliorer la rentabilité de l'entreprise. La marge de manoeuvre de l'agriculteur est de plus en plus faible, alors que les transformations de l'agriculture s'imposent avec toujours plus de brutalité.
  4. L'évolution prévisible de la politique agricole - suisse et européenne - n'est guère encourageante pour les agriculteurs.

L'étendue considérable du subventionnement de l'agriculture suisse grève les caisses fédérales au même titre que la Défense nationale. À moyen terme, il nous semble peu vraisemblable qu'un tel soutien puisse persister, alors que l'ensemble de la population subit de plein fouet les conséquences sociales et économiques de la libéralisation des marchés. Il paraît opportun de rappeler que l'agriculture n'emploie guère plus de 4 % de la population suisse alors qu'elle reçoit - au titre du soutien au prix et de l'entretien du territoire - plus de trois milliards et demi de francs, soit 9 % du budget fédéral, tout en ne contribuant, si l'on en croit l'OCDE, que pour 1,3 % au produit intérieur brut (OCDE 1997a : 79). Même si l'ensemble du subventionnement ne dépasse pas la moitié du revenu, est-il toujours légitime de parler de petites entreprises agricoles? Ne serait-il pas plus adéquat de considérer le secteur primaire comme un domaine du ressort de l'économie publique? Si l'agriculture contribue au bien public par l'entretien du paysage et de l'environnement naturel, ainsi que par sa propre existence, garante de l'identité nationale, il s'agirait de la convertir en service public à l'instar des CFF, de la Poste ou des routes nationales.


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dernier changement le 1.11.98 par Christoph Müller

 
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